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albert assaraf
Quand dire, c'est lier : pour une théorie des ligarèmes
 
Nous tissons donc des fils invisibles quand nous parlons et agissons. Ces fils, soit nous les créons de toutes pièces, soit nous les renforçons.

On dit qu'un système - familial, religieux, politique, etc., se radicalise, quand justement les liens qu'il tisse forcissent au point de forger des chaînes inflexibles, "aliénantes" au sens propre du terme. L'individu se soumet au système tant que les liens imposés sont censés lui garantir survie et stabilité. Il se révolte quand les attaches n'assurent plus sa sécurité. quand elles se révèlent plus nuisibles qu'utiles: un symbole de mort. Parler, dans ce cas, équivaut à un véritable bris de chaînes, à une abolition de liens. Une relation circulaire s'installe alors où le système élimine l'individu révolté à mesure que ce dernier se détache du système.

Si parler c'est lier, je peux, le sachant, parler pour neutraliser le lien ou la force qui, indubitablement, émanera de mon acte de langage. Les "Ne prend pas en mal ce que je vais te dire..."; un argument, une concession, l'humour, des actes implicites, etc. procèdent de cette classe.

Résultat, nous parlons pour:


Ce qui équivaut à : pour créer un lien, pour abolir un lien,  pour cimenter un lien, pour neutraliser un lien.

Nous créons un lien conjonctif par une promesse, un vœu, le fait de jurer, de prononcer "Je vous aime" pour la première fois, etc.; généralement par ce qu'Austin et Searle nomment des "promissifs" 6.
Nous créons, encore, des liens, au travers d'une nouvelle croyance, d'un nouveau paradigme scientifique.
En dehors de la substance verbale, au travers d'un premier cadeau, d'un nouveau rite, d'un nouveau centre, d'un nouveau Temple, d'une nouvelle mode, d'une nouvelle danse, d'une nouvelle peinture, etc. Tout acte en somme, de langage ou non, à des degrés près, crée un type de lien au moment de sa première utilisation. Sa matérialisation équivaut littéralement à une genèse d'un monde nouveau, à l'invention de toutes pièces d'une réalité qui n'existait pas avant sa manifestation; et provoque fatalement une redéfinition de l'ancienne catégorisation de l'univers. L'homme aussi, à l'image de Dieu, crée des mondes avec ses mots.

Nous abolissons un lien (ou créons un lien disjonctif) par l'entremise d'injures, d'excommunications, de disqualifications, etc.; par l'intermédiaire de "contrastifs" comme : "mais", "seulement", "tout de même", "pourtant", "cependant", "malgré tout", "néanmoins", "en revanche", "par contre"; d'"oppositifs" comme: "non", "si", "en fait", "en vérité", "absolument pas", "certainement pas", "pas du tout", etc.
L'argot peut aussi être perçu comme une tentative de rupture avec le lien social qu'impose indirectement la langue.
En dehors de la substance verbale, nous abolissons un lien par l'abandon ou la désacralisation d'une croyance, d'un rite, d'une fête, d'un jeûne, par un silence désapprobateur, etc. La profanation, la guerre, le meurtre symbolisent des ruptures extrêmes.

Nous cimentons un lien (conjonctif) par des phrases comme "Je vous baptise", "Je vous marie", "La séance est ouverte", "Je t'aimerais toujours", "Bonjour", etc.; un lien disjonctif par "Malheur à vous", "Je te haïrai toujours", "Les youpins", "Les négros", "Vive la révolution", etc, toutes expressions par lesquelles le sujet marque sa fidélité à un groupe, à une institution, et dont il assume, sur le mode du devoir faire, toutes les conséquences. En dehors de la substance verbale, le silence attentif du spectateur, un sourire, un baiser, une poignée de main, un cadeau, etc., confirment un lien conjonctif; une grimace désobligeante, un crachat sur le visage, un tabou, etc., un lien disjonctif. Sont selon le cas disjonctifs ou conjonctifs, la façon de s'habiller, de se coiffer, de manger, de parler, de penser, de rire, etc.

Si et marquent un pouvoir/vouloir faire, et un devoir faire, quant à lui souligne un savoir faire. Le "ligateur" est ici un artiste, un prestidigitateur qui cache son jeu derrière des rationalisations ou des neutralisations méta-communicationnelles : il lie et délie, tout en niant, par des commentaires, qu'il lie et délie. C'est Spinoza, qui, au détour d'une critique méticuleuse des textes bibliques, ruine en fait l'origine supposée transcendante de la Bible. Son Traité théologico-politique, prétendument suspensif et aussi neutre que la raison pure, n'est pas moins une oeuvre hautement disjonctive, qui règle son compte et à la Synagogue et à l'Église.
Il existe donc des méta-actes de parole dont l'unique fonction est de neutraliser, d'absorber l'indubitable "ligaro-activité" des actes de parole. Et tout "ligateur" qui se respecte sait le parti avantageux qu'il peut tirer de ces méta-actes neutralisants que sont la raison, la beauté, l'amour, le rêve, la liberté, l'humour; ou encore des actes implicites 7, des figures préventives comme la prolepse : "Tu vas m'en vouloir si je te le dis, mais je te le dis quand même... ", "Loin de moi l'idée de te critiquer, mais..."; la prétérition : "Il est inutile que je vous raconte à quel point il a été odieux..."; l'association: "Moi aussi j'ai fait des erreurs comme vous..."

Conjoindre et donner l'illusion de ne rien disjoindre; disjoindre et donner l'illusion de ne rien conjoindre; conjoindre et donner l'illusion de disjoindre;
disjoindre et donner l'illusion de conjoindre; tel est le pouvoir le .

 

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6 J.-L. Austin, Quand dire, c'est faire, op. cit, pp. 159-160; J.-R. Searle, Sens et expression, op. cit. pp. 53-54.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
7 Voir à ce sujet 0. Ducrot, op. cit., p. 5. Je cite : "On a bien fréquemment besoin, à la fois de dire certaines choses, et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas dites, de les dire, mais de façon telle qu'on puisse refuser la responsabilité de leur énonciation".