 |
|
 |
Nous
tissons donc des fils invisibles quand nous parlons et
agissons. Ces fils, soit nous les créons de toutes pièces,
soit nous les renforçons.
On dit qu'un système - familial, religieux, politique,
etc., se radicalise, quand justement les liens qu'il tisse
forcissent au point de forger des chaînes inflexibles,
"aliénantes" au sens propre du terme. L'individu se soumet
au système tant que les liens imposés sont censés lui
garantir survie et stabilité. Il se révolte quand les
attaches n'assurent plus sa sécurité. quand elles se révèlent
plus nuisibles qu'utiles: un symbole de mort. Parler,
dans ce cas, équivaut à un véritable bris de chaînes,
à une abolition de liens. Une relation circulaire s'installe
alors où le système élimine l'individu révolté à mesure
que ce dernier se détache du système.
Si parler c'est lier, je peux, le sachant, parler pour
neutraliser le lien ou la force qui, indubitablement,
émanera de mon acte de langage. Les "Ne prend pas en mal
ce que je vais te dire..."; un argument, une concession,
l'humour, des actes implicites, etc. procèdent de cette
classe.
Résultat, nous parlons pour:
 |
Ce qui équivaut à :
pour créer un lien,
pour abolir un lien, pour
cimenter un lien,
pour neutraliser un lien.
Nous créons un lien conjonctif par une promesse,
un vu, le fait de jurer, de prononcer "Je vous
aime" pour la première fois, etc.; généralement par
ce qu'Austin et Searle nomment des "promissifs" 6.
Nous créons, encore, des liens, au travers d'une nouvelle
croyance, d'un nouveau paradigme scientifique.
En dehors de la substance verbale, au travers d'un
premier cadeau, d'un nouveau rite, d'un nouveau centre,
d'un nouveau Temple, d'une nouvelle mode, d'une nouvelle
danse, d'une nouvelle peinture, etc. Tout acte en
somme, de langage ou non, à des degrés près, crée
un type de lien au moment de sa première utilisation.
Sa matérialisation équivaut littéralement à une genèse
d'un monde nouveau, à l'invention de toutes pièces
d'une réalité qui n'existait pas avant sa manifestation;
et provoque fatalement une redéfinition de l'ancienne
catégorisation de l'univers. L'homme aussi, à l'image
de Dieu, crée des mondes avec ses mots.
Nous abolissons un lien (ou créons un lien
disjonctif) par l'entremise d'injures, d'excommunications,
de disqualifications, etc.; par l'intermédiaire de
"contrastifs" comme : "mais", "seulement", "tout de
même", "pourtant", "cependant", "malgré tout", "néanmoins",
"en revanche", "par contre"; d'"oppositifs" comme:
"non", "si", "en fait", "en vérité", "absolument pas",
"certainement pas", "pas du tout", etc.
L'argot peut aussi être perçu comme une tentative
de rupture avec le lien social qu'impose indirectement
la langue.
En dehors de la substance verbale, nous abolissons
un lien par l'abandon ou la désacralisation d'une
croyance, d'un rite, d'une fête, d'un jeûne, par un
silence désapprobateur, etc. La profanation, la guerre,
le meurtre symbolisent des ruptures extrêmes.
Nous cimentons un lien (conjonctif) par des
phrases comme "Je vous baptise", "Je vous marie",
"La séance est ouverte", "Je t'aimerais toujours",
"Bonjour", etc.; un lien disjonctif par "Malheur à
vous", "Je te haïrai toujours", "Les youpins", "Les
négros", "Vive la révolution", etc, toutes expressions
par lesquelles le sujet marque sa fidélité à un groupe,
à une institution, et dont il assume, sur le mode
du devoir faire, toutes les conséquences. En dehors
de la substance verbale, le silence attentif du spectateur,
un sourire, un baiser, une poignée de main, un cadeau,
etc., confirment un lien conjonctif; une grimace désobligeante,
un crachat sur le visage, un tabou, etc., un lien
disjonctif. Sont selon le cas disjonctifs ou conjonctifs,
la façon de s'habiller, de se coiffer, de manger,
de parler, de penser, de rire, etc.
Si
et
marquent un pouvoir/vouloir faire, et
un devoir faire,
quant à lui souligne un savoir faire. Le "ligateur"
est ici un artiste, un prestidigitateur qui cache
son jeu derrière des rationalisations ou des neutralisations
méta-communicationnelles : il lie et délie, tout en
niant, par des commentaires, qu'il lie et délie. C'est
Spinoza, qui, au détour d'une critique méticuleuse
des textes bibliques, ruine en fait l'origine supposée
transcendante de la Bible. Son Traité théologico-politique,
prétendument suspensif et aussi neutre que la raison
pure, n'est pas moins une oeuvre hautement disjonctive,
qui règle son compte et à la Synagogue et à l'Église.
Il existe donc des méta-actes de parole dont l'unique
fonction est de neutraliser, d'absorber l'indubitable
"ligaro-activité" des actes de parole. Et tout "ligateur"
qui se respecte sait le parti avantageux qu'il peut
tirer de ces méta-actes neutralisants que sont la
raison, la beauté, l'amour, le rêve, la liberté, l'humour;
ou encore des actes implicites 7,
des figures préventives comme la prolepse :
"Tu vas m'en vouloir si je te le dis, mais je te le
dis quand même... ", "Loin de moi l'idée de te critiquer,
mais..."; la prétérition : "Il est inutile
que je vous raconte à quel point il a été odieux...";
l'association: "Moi aussi j'ai fait des erreurs
comme vous..."
Conjoindre et donner l'illusion de ne rien disjoindre;
disjoindre et donner l'illusion de ne rien conjoindre;
conjoindre et donner l'illusion de disjoindre;
disjoindre et donner l'illusion de conjoindre; tel
est le pouvoir le .
|
|
|
|
|
|
|
 |
 |
 |
 |
 |
 |
 |
 |
 |
 |
 |
|
 |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
6
J.-L. Austin, Quand dire, c'est
faire,
op. cit, pp. 159-160; J.-R. Searle, Sens et
expression, op. cit. pp. 53-54. |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
7
Voir à ce sujet 0. Ducrot, op. cit., p. 5. Je cite
: "On a bien fréquemment besoin, à la fois de dire certaines
choses, et de pouvoir faire comme si on ne les avait pas
dites, de les dire, mais de façon telle qu'on puisse refuser
la responsabilité de leur énonciation". |
|
|
|
|
|
 |
|
|
|
|