Persuader
met en valeur mon pouvoir faire; dissuader explicite
mon devoir faire.
Persuader révèle ma face positive; dissuader, ma face
négative.
Le Paradis persuade, l'Enfer dissuade. La carotte persuade,
le bâton dissuade. Ceux qui persuadent trahissent une
mentalité de conquérants, ceux qui dissuadent une mentalité
d'assiégés, d'hommes aux aguets.
Selon que je persuade ou dissuade, je dévoile mon intention,
cette fois, de m'ouvrir ou de me fermer; d'adopter un
nouveau monde, ou de perpétuer l'ancien. En résumé,
parler dans un contexte donné, c'est, au moins, se trahir
quatre fois :
(a)
Je révèle mon intention de conjoindre ou de disjoindre
(mon faire de jonction). Autrement dit ma manière
de me situer, horizontalement, par rapport à l'axe
intérieur/extérieur.
(b) Je révèle mon rang, ma position
: à savoir, où je me situe verticalement, par rapport
à l'axe inférieur/supérieur (mon faire de position).
(c) Je révèle si je suis fermé ou ouvert,
positif ou négatif, per-suasif ou di-suasif (mon
faire de suasion). (d) Je trahis encore
si je suis cohérent ou incohérent, crédible ou non
crédible, manipulateur ou sincère, à la manière dont
je négocie (a), (b) et (c); au
degré de compatibilité de ces derniers avec le contenu
de mon syntagme (référentialisation
interne), ou avec la réalité (référentialisation
externe).
Un négoce
subtil et troublant se trame, en effet, à tout
instant entre (a), (b) et (c).
Le jeu consiste à sacrifier l'un pour posséder
l'autre. Le mari trompé qui pardonne espère
gagner en conjonction ce qu'il perd en position, en
dignité. A l'inverse, prononcer "Je t'ignore",
équivaut à renoncer à la conjonction
pour garder la position. L'ascète récupère
en hauteur ce qu'il perd en conjonction. Le religieux
gagne en conjonction (et parfois en position) ce qu'il
perd en se fermant. Le suicidé gagne en position
ce qu'il perd en se tuant (disjonction avec la vie).
L'importun espère gagner en conjonction ce qu'il
perd en position. Le séducteur espère
gagner en conjonction ce qu'il perd en s'ouvrant. Celui
qui promet, qui jure, offre sa liberté, son pouvoir
faire en échange de la conjonction. Le défi
consiste à exciter (a) pour amener X à
faire (b) et vice versa.
"Tu me donnes (a), je t'offre (b)
ou (c) et inversement", telle semble, en
gros, la structure profonde de nos "potlatch"
interactionnels quotidiens.
Toute
incompatibilité entre (a), (b),
(c) et la réalité, ou le contenu
du syntagme, peut, de surcroît, générer
des paradoxes pragmatiques
- Incompatibilité
de (a), du faire de jonction, avec le
contenu du syntagme, ou la réalité :
c'est le cas de : "Aimez-vous les uns les autres",
proféré par le prosélyte dans
le but de disjoindre de leur groupe d'origine ceux
qu'il appelle à le suivre. C'est le cas de
"Va-t-en, je ne veux plus te voir" pour
dissuader X de partir (épitrope). Le cas de
celui qui fait l'éloge du silence au moyen
de longs discours. Le cas de celui qui parle en termes
guerriers de la paix; avec intolérance de la
tolérance, etc.
- Incompatibilité
de (b), du faire de position, avec le
contenu du syntagme, ou la réalité :
c'est le chef qui fait l'éloge de l'égalité,
qui fait part de sa haine du pouvoir. C'est le "Camarade"
d'un patron soviétique à ses ouvriers.
C'est la hiérarchisation dans un mouvement
anarchiste. C'est dire "Je ne sais rien",
pour marquer sa supériorité. C'est dire
: "La séance est ouverte", alors
qu'on n'est pas président de séance.
C'est dire : "Je vous baptise", alors qu'on
n'est pas prêtre. C'est la fameuse injonction
soyez spontané!", qui, de l'avis de P.
Watzlawick, met forcément la personne qui la
reçoit "dans une position intenable, car
pour obéir, il lui faudrait être spontanée
par obéissance, donc sans spontanéité";
ou de ses variantes : " Je veux que tu me domines",
"Ne sois donc pas si docile", etc. 13.
C'est le père qui insiste pour que son fils
l'appelle par son prénom, espérant abroger
ainsi l'incontournable relation père/fils,
etc.
- Incompatibilité
de (c), du faire de suasion, avec le
contenu du syntagme, ou de la réalité
: c'est le cas de ceux qui, à défaut
de moderniser le judaïsme, le christianisme ou
l'islam, judaïsent, christianisent ou islamisent
la modernité par un discours pseudo-rationalisant,
pseudo-philosophique ou scientifique : "Tout
est dans la Bible ou le Coran, vous diront-ils, de
la relativité d'Einstein à la théorie
de l'expansion de l'univers, en passant par la mécanique
quantique, la preuve, il est écrit dans tel
et tel verset ..." C'est le cas typique de la
"Creation Research Sociely", fondée
par un groupe d'universitaires, en 1963 en Californie,
dans le but de mener des recherches dites "scientifiques"
sur la naissance de l'univers à partir du "paradigme"
biblique 14. Ces discours révèlent
en fait une double antinomie: dissuasifs, "fermés",
ils se présentent comme "ouverts",
persuasifs, et, qui plus est, mettent sur un pied
d'égalité les connaissances scientifiques
d'il y a deux mille ans avec celles d'aujourd'hui.
Ce qui motive de tels anachronismes, bien plus fréquents
qu'on ne le croit ? C'est bien évidemment le
lien. Une résistance désespérée
de 1"'oratoire" contre le rouleau compresseur
du "laboratoire", contre sa prodigieuse
puissance disjonctive.
|