Nouveaux Actes Sémiotiques
Page d'Accueil
albert assaraf
Quand dire, c'est lier : pour une théorie des ligarèmes
 

Nous parlons et lions pour :

(1) Persuader X de faire Z
(2) Persuader X de refuser de faire Z
(3) Dissuader X de perpétuer Z
(4) Dissuader X de refuser de perpétuer Z

Nous constatons, toutefois, qu'indépendamment du faire faire compris dans la proposition (le contenu de l'énoncé), il en existe un autre - sans quoi la phrase perdrait toute sa force - celui dû au rang, à la position du locuteur.

Lorsque je donne un conseil, par exemple, mon désir est de persuader X de m'écouter; or, en m'écoutant, X se doit d'adopter l'attitude soumise de celui qui écoute. C'est incontournable. Quand j'ordonne, je veux qu'on m'obéisse, et l'obéissance est en soi soumission à un vouloir faire faire qui fige et renforce le "qui tu es pour moi, qui je suis pour toi" décrit par Flahault 8. Quand je dis à X "Viens!", je le persuade aussi, indépendamment du fait qu'il vienne conformément à ma "proposition", de se soumettre à ma volonté, conformément à ma "position". Dès que X obéit, il confirme à la fois sa position basse et mon faire faire de domination. Plus X obéit plus il confirme et renforce ma position haute, moins il aura la liberté de désobéir, d'abroger le contrat fiduciaire implicite qui nous lie, celui qui stipule: "Je suis en haut, tu es en bas". Toute désobéissance de X aura désormais valeur d'une remise en cause du pacte, et laisserait sous-entendre son intention d'en adopter un autre: "Tu es mon égal, je suis ton égal", par exemple.

Un fidèle qui se rend à son lieu de culte se conforme à au moins trois faire faire à la fois: (a) celui qui lui enjoint de s'y rendre conformément à sa tradition (conjonction), (b) celui de confirmer son allégeance (sa soumission) au groupe, (c) celui, dissuasif, qui consiste à lui faire ne pas faire (ou ne plus faire) : en l'occurrence, ne pas se rendre à un autre lieu de culte que celui-là (disjonction).

Des institutions hyper-hiérarchisées, comme l'armée ou la religion, multiplient les liens à outrance : uniformes, grades, saluts, hymnes, drapeaux, rites, répartition stricte du temps, ordres, serments, promesses, défis, etc., et ce, bien évidemment, aux fins de renforcer, verrouiller toujours et encore les faire faire de "position" déjà existants, dans le même temps que de contrôler le degré de soumission du "ligataire". Disconvenir à un faire faire de "proposition" n'est à la limite pas grave, tant que le faire faire de "position" n'est pas atteint. On pardonne un oubli, une indisposition, une erreur, un moment d'égarement, jamais un acte délibéré d'insubordination.

Parler c'est donc, comme l'écrit E. Landowski, "faire croire pour faire faire" 9; ou plus exactement, à la fois et en même temps : faire croire pour lier, pour faire faire suivant l'axe inférieur/supérieur, et pour faire faire suivant l'axe intérieur/extérieur.

Et nos deux axes sont, qui plus est, absolument interdépendants : je ne peux redéfinir le premier sans faire voler en éclat le second. Supposons, en effet, qu'entre X et moi il y ait statu quo autour d'une relation du type "Je suis pour toi en haut, tu es pour moi en haut". Dans la mesure où X aimerait remettre celle-ci en question, il se doit de créer un nouveau monde qui l'expatrie forcément de l'ancienne réalité qui nous liait.

Ceci étant énoncé par X : "Tu dis que je suis pour toi en haut et que tu es pour moi en haut, mais moi je te dis, du fait de ma nouvelle vision des choses, que je suis encore plus haut que toi", l'axe intérieur/extérieur sera ipso facto à redéterminer. Les actes de parole dont le but majeur est de redéfinir la relation, le statu quo ante autour de l'axe inférieur/supérieur semblent avoir pour structure profonde: "Tu dis que ..., eh bien, moi, je te dis que..."; ils révèlent toujours une intention de persuader X de développer un faire de soumission. Même une phrase telle que : "Tu dis que je suis en haut; eh bien, moi, je te dis que je suis en bas", reste, malgré les apparences du contenu, le fait d'un locuteur qui a pour intention majeure de mener le jeu. N'est-ce pas lui qui détermine les règles, qui dicte à X ce qu'il doit faire 10 ?

Il subsiste fort heureusement, sans quoi parler deviendrait un véritable cauchemar, des méta-actes qui régulent ou neutralisent l'incontournable faire faire de soumission qu'impliquent un ordre ou un conseil. Ce sont encore des figures suspensives du type : "Sans te commander "Si je puis me permettre...", "A mon humble avis", "Tu fais ce que tu veux, mais moi je te conseillerais", "Il me semble..."; ce sont les actes de langages indirects du type "Peux-tu me passer le sel ?"; les questions génériques du genre : "Qui peut ignorer ... ?"; les verbes au conditionnel, les mimiques ostentatoires caractéristiques d'une position neutre...

En somme, ainsi que pour l'axe intérieur/extérieur (horizontal), nous parlons pour créer une position, pour redéfinir une position (ce qui équivaut à une disjonction verticale), pour affermir une position, pour neutraliser une position (ce qui équivaut à une suspension verticale). Changer revient, selon notre modèle, à démolir et son rang et son territoire intime. Changer c'est mourir, en quelque sorte. Et, à moins d'une résurrection, d'une renaissance prochaine, nul n'aime changer, comme nul n'aime mourir.

 

La réponse pragmatique / Ducrot, "transformation juridique" et lien /
Le lien, un choix épineux entre deux jonctions contradictoires /
La catégorie du lien / Le calcul de la position / 
Le lien, la stratégie et le paradoxe / Le ligarème / 
Le ligarème et la force / Conclusion
Du même auteur / Sites sur le thème
Contact e-mail
Commande en ligne
Page précédente Haut Page suivante
 
 
La réponse pragmatique
Ducrot...
Le lien un choix épineux...
La catégorie du lien
Le lien et la position
Le calcul de la position
Le lien et le paradoxe
Le ligarème
Le ligarème et la force
Conclusion
Université de Limoges
 
8 F.Flahault, La parole intermédiaire, Paris, Seuil, 1978.
 

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
9 E. Landowski, op. cit., p. 200.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
10 Il nous sembie que le concept de relation symétrique de G. Bateson peut se déterminer comme une redéfinition du statu quo, et aurait pour structure profonde : "Tu dis que..., eh bien, moi, je dis que..." Cette définition a pour avantage de ne plus être encombrée de Ia relation dite "méta-complémentaire"..