Nous
parlons et lions pour :
(1)
Persuader X de faire Z
(2) Persuader X de refuser de faire Z
(3) Dissuader X de perpétuer Z
(4) Dissuader X de refuser de perpétuer Z
Nous
constatons, toutefois, qu'indépendamment du faire faire
compris dans la proposition (le contenu de l'énoncé),
il en existe un autre - sans quoi la phrase perdrait
toute sa force - celui dû au rang, à la position du
locuteur.
Lorsque je donne un conseil, par exemple, mon désir
est de persuader X de m'écouter; or, en m'écoutant,
X se doit d'adopter l'attitude soumise de celui qui
écoute. C'est incontournable. Quand j'ordonne, je veux
qu'on m'obéisse, et l'obéissance est en soi soumission
à un vouloir faire faire qui fige et renforce le "qui
tu es pour moi, qui je suis pour toi" décrit par Flahault
8. Quand je dis à X "Viens!", je le
persuade aussi, indépendamment du fait qu'il vienne
conformément à ma "proposition", de se soumettre à ma
volonté, conformément à ma "position". Dès que X obéit,
il confirme à la fois sa position basse et mon faire
faire de domination. Plus X obéit plus il confirme et
renforce ma position haute, moins il aura la liberté
de désobéir, d'abroger le contrat fiduciaire implicite
qui nous lie, celui qui stipule: "Je suis en haut, tu
es en bas". Toute désobéissance de X aura désormais
valeur d'une remise en cause du pacte, et laisserait
sous-entendre son intention d'en adopter un autre: "Tu
es mon égal, je suis ton égal", par exemple.
Un fidèle qui se rend à son lieu de culte se conforme
à au moins trois faire faire à la fois: (a) celui
qui lui enjoint de s'y rendre conformément à sa tradition
(conjonction), (b) celui de confirmer son allégeance
(sa soumission) au groupe, (c) celui, dissuasif,
qui consiste à lui faire ne pas faire (ou ne plus faire)
: en l'occurrence, ne pas se rendre à un autre lieu
de culte que celui-là (disjonction).
Des institutions hyper-hiérarchisées, comme l'armée
ou la religion, multiplient les liens à outrance : uniformes,
grades, saluts, hymnes, drapeaux, rites, répartition
stricte du temps, ordres, serments, promesses, défis,
etc., et ce, bien évidemment, aux fins de renforcer,
verrouiller toujours et encore les faire faire de "position"
déjà existants, dans le même temps que de contrôler
le degré de soumission du "ligataire". Disconvenir à
un faire faire de "proposition" n'est à la limite pas
grave, tant que le faire faire de "position" n'est pas
atteint. On pardonne un oubli, une indisposition, une
erreur, un moment d'égarement, jamais un acte délibéré
d'insubordination.
Parler c'est donc, comme l'écrit E. Landowski, "faire
croire pour faire faire" 9; ou plus
exactement, à la fois et en même temps : faire croire
pour lier, pour faire faire suivant l'axe inférieur/supérieur,
et pour faire faire suivant l'axe intérieur/extérieur.
Et nos deux axes sont, qui plus est, absolument interdépendants
: je ne peux redéfinir le premier sans faire voler en
éclat le second. Supposons, en effet, qu'entre X et
moi il y ait statu quo autour d'une relation
du type "Je suis pour toi en haut, tu es pour moi en
haut". Dans la mesure où X aimerait remettre celle-ci
en question, il se doit de créer un nouveau monde qui
l'expatrie forcément de l'ancienne réalité qui nous
liait.
Ceci étant énoncé par X : "Tu dis que je suis pour toi
en haut et que tu es pour moi en haut, mais moi je te
dis, du fait de ma nouvelle vision des choses, que je
suis encore plus haut que toi", l'axe intérieur/extérieur
sera ipso facto à redéterminer. Les actes de
parole dont le but majeur est de redéfinir la relation,
le statu quo ante autour de l'axe inférieur/supérieur
semblent avoir pour structure profonde: "Tu dis que
..., eh bien, moi, je te dis que..."; ils révèlent toujours
une intention de persuader X de développer un faire
de soumission. Même une phrase telle que : "Tu dis que
je suis en haut; eh bien, moi, je te dis que je suis
en bas", reste, malgré les apparences du contenu, le
fait d'un locuteur qui a pour intention majeure de mener
le jeu. N'est-ce pas lui qui détermine les règles, qui
dicte à X ce qu'il doit faire 10 ?
Il subsiste fort heureusement, sans quoi parler deviendrait
un véritable cauchemar, des méta-actes qui régulent
ou neutralisent l'incontournable faire faire de soumission
qu'impliquent un ordre ou un conseil. Ce sont encore
des figures suspensives du type : "Sans te commander
"Si je puis me permettre...", "A mon humble avis",
"Tu fais ce que tu veux, mais moi je te conseillerais",
"Il me semble..."; ce sont les actes de langages
indirects du type "Peux-tu me passer le sel ?"; les
questions génériques du genre : "Qui peut ignorer ...
?"; les verbes au conditionnel, les mimiques ostentatoires
caractéristiques d'une position neutre...
En somme, ainsi que pour l'axe intérieur/extérieur (horizontal),
nous parlons pour créer une position, pour redéfinir
une position (ce qui équivaut à une disjonction verticale),
pour affermir une position, pour neutraliser une position
(ce qui équivaut à une suspension verticale). Changer
revient, selon notre modèle, à démolir et son rang et
son territoire intime. Changer c'est mourir, en quelque
sorte. Et, à moins d'une résurrection, d'une renaissance
prochaine, nul n'aime changer, comme nul n'aime mourir.
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