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albert assaraf
Quand dire, c'est lier : pour une théorie des ligarèmes
 
Aussi, le lien, le "ligarème", nous apparaît-il, de même que le signe du modèle hjelmslevien, comme "une grandeur à deux faces, une tête de Janus avec perspective des deux côtés, avec effet dans deux directions" 15 subsumant le signifiant et le signifié.

Il est la réunion, de ce que nous appellerons le "ligarant" et le "ligaré" 16. Le "ligarant" rend compte du pouvoir "ligatif' du signifiant, il est doté d'une substance (qui est celle du signifiant) et d'une forme qui, en revanche, lui est propre; le "ligaré", rend compte du pouvoir "ligatif' du signifié, il a une substance (qui est celle du signifié) et une forme qui lui est propre.

Un baptême, par exemple, est un "ligarème" dont le ligarant a l'élément liquide pour substance, par opposition au métal tranchant de la circoncision. Sa manifestation est un lien conjonctif qui vise à cimenter l'attachement des parents à l'Eglise dans le même temps que de les disjoindre par rapport à tout autre rite initiatique. Le contenu de ce lien, le "ligaré", renforce le pacte implicite : "L'Eglise est en haut", et a pour effet sur les parents, soit de les persuader de refuser une position neutre, soit de les dissuader de perpétuer une position neutre, soit encore de les dissuader de refuser de perpétuer une position de soumission.

Le même baptême, du temps de Saint Paul, avait pour vocation de créer un ligarème disjonctif/conjonctif dont le ligarant abolissait un lien : la circoncision, et dont le ligaré autorisait une redéfinition de la relation vis-à-vis de l'autorité pharisienne et saducéenne; il persuadait le païen de se convertir, tout en dissuadant le judéo-chrétien de perpétuer la mise à l'écart des incirconcis dans la nouvelle communauté.

Pour en revenir à notre phrase de départ, "Jésus n'était qu'un homme", on peut maintenant faire remarquer que notre calcul rend parfaitement compte de ce qu'elle a d'explosif.

Le mot Jésus est, en soi, un signifiant hautement "ligaro-actif" autour duquel toute la communauté chrétienne se soude et espère. Ce mot confirme à lui seul un lien conjonctif, et réclame du fidèle une position d'obéissance. Or, à Jésus est rattachée l'idée de "fils de Dieu". En infirmant ce sème 17 nucléaire, j'indique forcément mon intention de redéfinir l'axe supérieur/inférieur et, par voie de conséquence, l'axe intérieur/extérieur. Ma phrase équivaut, aux oreilles du croyant, à un ligarème disjonctif, dont le ligarant a pour visée d'abolir un lien conjonctif essentiel, et dont le ligaré implique une redéfinition de la relation "L'Eglise est en haut, le fidèle est en bas". Par l'entremise de mon syntagme, autorisation lui est donnée de ne plus perpétuer une position de soumission vis-à-vis de l'autorité ecclésiale, comme d'abandonner les faire faire du clergé pour adopter mes faire faire...

Notons, encore, qu'une théorie des ligarèmes peut parfaitement rendre compte de la raison pour laquelle nous disons : "Pouvez-vous me passer le sel ?" plutôt que "Passe-moi le sel", plus simple, plus appropriée. Pourquoi est-il préférable d'enfreindre une loi conversationnelle majeure ("Soyez pertinent!"), plutôt que d'énoncer explicitement l'ordre de passer le sel ?

On pourrait résumer les étapes de ce mini-calvaire de la vie quotidienne de la façon suivante :

1) J'aimerais un peu de sel.
2) Le sel est hors de ma portée.
3) Or, pour l'obtenir, il faut que je le demande à la personne qui est en face de moi.
4) Or, j'entretiens avec cette personne une relation du type : "Je suis ton égal, tu es mon égal."
5) Si je lui dis "Passe-moi le sel", je risque de faire voler en éclat le contrat fiduciaire implicite qui nous lie, en vertu du principe qu'un ordre suppose le plus souvent une relation du type : "Je suis en haut, tu es en bas".
6) Je veux le sel, et je veux garder le statu quo ante.
7) Pour cela j'ai le choix entre : a) faire passer mon ordre sous couvert d'une interrogation et enfreindre une loi conversationnelle, ou
b) ne pas enfreindre la loi de pertinence et courir le risque de créer un ligarème disjonctif.
8) Entre deux maux je choisis le moindre.
9) Je demande "Peux-tu me passer le sel ?" en espérant que mon
auditeur sera en mesure, par une série d'inférences, de déceler l'ordre qui se cache derrière mon interrogation.

 

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Université de Limoges
 
15 L. Hjelmslev, Prolégomènes à une théorie du langage, Paris, Minuit, 1971, p. 77
 

16 On pourrait encore décomposer le "ligarant" en "ligaphèmes" : la fête de Noël peut, par exemple, se ventiler en plusieurs rites qui sont autant de ligaphèmes": le 25 décembre, le sapin, les cadeaux, la bûche, la dinde, la messe de minuit, le père Noël, etc. On pourrait de même décomposer le "ligaré" de Noël en "ligasèmes": le 25 décembre, par exemple, qui célébrait, à l'origine, le solstice d'hiver, Mithra, sera vidé de ses "ligasèmes" à connotations païennes pour se charger de ceux nouveaux de : "anniversaire de la naissance du Christ", "fête des enfants", etc.

 
17 Il serait plus juste de parier ici d'un "ligasème", tant cette particularité du Christ est fondamentale pour le groupe des croyants.
 
 
 
 
 
 
 
 
 
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