 |
|
 |
Aussi,
le lien, le "ligarème", nous apparaît-il,
de même que le signe du modèle hjelmslevien,
comme "une grandeur à deux faces, une tête
de Janus avec perspective des deux côtés,
avec effet dans deux directions" 15
subsumant le signifiant et le signifié.
Il est la réunion, de ce que nous appellerons le "ligarant"
et le "ligaré" 16. Le "ligarant" rend
compte du pouvoir "ligatif' du signifiant, il est doté
d'une substance (qui est celle du signifiant) et d'une
forme qui, en revanche, lui est propre; le "ligaré", rend
compte du pouvoir "ligatif' du signifié, il a une substance
(qui est celle du signifié) et une forme qui lui est propre.
Un baptême, par exemple, est un "ligarème" dont le ligarant
a l'élément liquide pour substance, par opposition au
métal tranchant de la circoncision. Sa manifestation est
un lien conjonctif qui vise à cimenter l'attachement des
parents à l'Eglise dans le même temps que de les disjoindre
par rapport à tout autre rite initiatique. Le contenu
de ce lien, le "ligaré", renforce le pacte implicite :
"L'Eglise est en haut", et a pour effet sur les parents,
soit de les persuader de refuser une position neutre,
soit de les dissuader de perpétuer une position neutre,
soit encore de les dissuader de refuser de perpétuer une
position de soumission.
Le même baptême, du temps de Saint Paul, avait pour vocation
de créer un ligarème disjonctif/conjonctif dont le ligarant
abolissait un lien : la circoncision, et dont le ligaré
autorisait une redéfinition de la relation vis-à-vis de
l'autorité pharisienne et saducéenne; il persuadait le
païen de se convertir, tout en dissuadant le judéo-chrétien
de perpétuer la mise à l'écart des incirconcis dans la
nouvelle communauté.
Pour en revenir à notre phrase de départ, "Jésus n'était
qu'un homme", on peut maintenant faire remarquer que notre
calcul rend parfaitement compte de ce qu'elle a d'explosif.
Le mot Jésus est, en soi, un signifiant
hautement "ligaro-actif" autour duquel toute
la communauté chrétienne se soude et espère.
Ce mot confirme à lui seul un lien conjonctif,
et réclame du fidèle une position d'obéissance.
Or, à Jésus est rattachée
l'idée de "fils de Dieu". En infirmant
ce sème 17 nucléaire,
j'indique forcément mon intention de redéfinir
l'axe supérieur/inférieur et, par voie de
conséquence, l'axe intérieur/extérieur.
Ma phrase équivaut, aux oreilles du croyant, à
un ligarème disjonctif, dont le ligarant a pour
visée d'abolir un lien conjonctif essentiel, et
dont le ligaré implique une redéfinition
de la relation "L'Eglise est en haut, le fidèle
est en bas". Par l'entremise de mon syntagme, autorisation
lui est donnée de ne plus perpétuer une
position de soumission vis-à-vis de l'autorité
ecclésiale, comme d'abandonner les faire faire
du clergé pour adopter mes faire faire...
Notons, encore, qu'une théorie des ligarèmes
peut parfaitement rendre compte de la raison pour laquelle
nous disons : "Pouvez-vous me passer le sel ?"
plutôt que "Passe-moi le sel", plus simple,
plus appropriée. Pourquoi est-il préférable
d'enfreindre une loi conversationnelle majeure ("Soyez
pertinent!"), plutôt que d'énoncer explicitement
l'ordre de passer le sel ?
On pourrait
résumer les étapes de ce mini-calvaire
de la vie quotidienne de la façon suivante :
1) J'aimerais
un peu de sel.
2) Le sel est hors de ma portée.
3) Or, pour l'obtenir, il faut que je le demande à
la personne qui est en face de moi.
4) Or, j'entretiens avec cette personne une relation
du type : "Je suis ton égal, tu es mon égal."
5) Si je lui dis "Passe-moi le sel", je risque
de faire voler en éclat le contrat fiduciaire
implicite qui nous lie, en vertu du principe qu'un ordre
suppose le plus souvent une relation du type : "Je
suis en haut, tu es en bas".
6) Je veux le sel, et je veux garder le statu quo
ante.
7) Pour cela j'ai le choix entre : a) faire passer mon
ordre sous couvert d'une interrogation et enfreindre
une loi conversationnelle, ou b)
ne pas enfreindre la loi de pertinence et courir le
risque de créer un ligarème disjonctif.
8) Entre deux maux je choisis le moindre.
9) Je demande "Peux-tu me passer le sel ?"
en espérant que mon
auditeur sera en mesure, par une série d'inférences,
de déceler l'ordre qui se cache derrière
mon interrogation.
|
|
|
|
|
|
|
 |
 |
 |
 |
 |
 |
 |
 |
 |
 |
 |
|
 |
|
15
L. Hjelmslev, Prolégomènes à une
théorie du langage, Paris, Minuit, 1971, p. 77 |
|
16
On pourrait encore décomposer le "ligarant"
en "ligaphèmes" : la fête de
Noël peut, par exemple, se ventiler en plusieurs
rites qui sont autant de ligaphèmes": le
25 décembre, le sapin, les cadeaux,
la bûche, la dinde, la messe
de minuit, le père Noël, etc.
On pourrait de même décomposer le "ligaré"
de Noël en "ligasèmes": le 25
décembre, par exemple, qui célébrait,
à l'origine, le solstice d'hiver, Mithra, sera
vidé de ses "ligasèmes" à
connotations païennes pour se charger de ceux nouveaux
de : "anniversaire de la naissance du Christ",
"fête des enfants", etc.
|
|
17
Il serait
plus juste de parier ici d'un "ligasème", tant cette particularité
du Christ est fondamentale pour le groupe des croyants.
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
. |
|
|
|
|
|
 |
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|
|