"La découverte commence avec la conscience
d'une anomalie", écrit Kuhn 3.
L'anomalie, ici, comme nous l'avons montré, est
dans l'énorme difficulté qu'Austin et Searle
trouvent à rendre compte de façon systématique
du pouvoir déstabilisateur d'une phrase comme la
nôtre.
Je dis "Jésus
n'était qu'un homme" et voilà aussitôt
le feu qui s'abat sur moi, pourquoi ? J'ai exercé
sur mon auditeur religieux des forces illocutionnaires
indirectes comme l'ordre, l'exhortation; j'aurai commis
ce qu'Austin appelle un exercitif, ou ce que Searle
appelle un directif.
Or nous décelons ici deux lacunes. Primo, cette
réponse n'éclaire en rien ce qui pousse
ainsi mon auditeur à considérer mon affirmation
comme un exercitif (ou un directif); elle
constate seulement qu'il en est ainsi. Secundo, cette
réponse implique que l'irritation de notre auditeur
provient de l'exercitif en soi, dans le "[Je
t'ordonne de me croire quand je te dis que] Jésus
n'était qu'un homme". Mais tel n'est manifestement
pas le cas. Sinon ce serait admettre qu'une phrase comme:
"Je t'ordonne de me croire quand je te dis que le
pain est sur la table" est tout aussi subjugante
que la nôtre.
Et c'est vraisemblablement pour surmonter des difficultés
de cette nature, que Ducrot, je pense, sera amené
à redéfinir l'acte illocutoire avant tout
comme "une activité destinée à
transformer la réalité", comme s'agissant
"d'une transformation juridique, d'une création
de droits et d'obligations pour les interlocuteurs"
4.
De la sorte, toujours selon Ducrot, l'essentiel d'une
promesse, c'est de charger l'énonciataire d'une
contrainte qui n'existait pas avant son acte d'énonciation;
d'une interrogation, c'est de créer une situation
où l'énonciataire se sent obligé
de répondre; d'un ordre, c'est de donner naissance
à un monde où l'énonciataire se doit
d'obéir... En définitive, dire, selon Ducrot
(et nous ne pensons pas trahir le fond de sa pensée
par cette formule), c'est créer, ex nihilo,
pour soi et pour les autres, des connexions qui n'existaient
pas avant l'acte d'énonciation; dire, c'est plus
que faire, c'est faire croire pour lier.
Et notre
cas ad hoc laisse clairement transparaître
ce phénomène, ce pouvoir qu'ont les mots
de ligaturer les êtres. Ainsi, par l'entremise
de "Jésus n'était qu'un homme",
je fais plus que "faire croire" à mon
auditeur que Jésus n'était qu'un homme;
je lui fais "faire ne plus croire" que Jésus
était le fils de Dieu. En d'autres termes, la
force de ma phrase ne réside pas dans l'ordre
en soi, dans l'exercitif, mais dans sa capacité
à "délier" l'auditeur de sa
croyance pour le "lier" à une autre
croyance qui est la mienne.
L'esprit de notre auditeur va se débattre dans
tous les sens, non à cause de mon non-respect
d'un principe conversationnel de Grice, mais bien parce
que ma phrase n agit pas moins qu'un détonateur
qui a pouvoir d'abolir un des liens essentiels le liant
à son groupe; de provoquer une formidable réaction
en chaine - si Jésus n'est pas le fils de Dieu,
alors Marie n'était pas vierge, alors plus de
Parousie, alors l'Eglise n'a plus de raison d'être...
une explosion nucléaire, en quelque sorte.
Dans "Le soleil n'était qu'un glacier",
en revanche, il ne se passe rien, parce que je ne "délie"
personne, je fais tout au plus de la chimie avec mes
mots, sans tirailler le niveau relationnel, le "noyau"
de la sphère intime de mon auditeur.
Supposons, à présent, que j'appartienne
à la secte des "Ice-Sun". Et que celle-ci,
comme son nom l'indique, ait pour doctrine qu'à
l'origine régnait un froid glacial sur le soleil,
avant que Dieu, dans sa miséricôrde infinie,
ne se décide à rendre l'astre incandescent
pour que germe la vie sur terre. Réagira-t-il
de même, notre auditeur, si j'avais énoncé
"Le soleil n'était qu'un glacier",
dans le but de le convertir à la communauté
des "Ice-Sun" ?
Évidemment non. Et pourtant ma phrase est restée
inchangée. Je n'y ai pas bougé le moindre
petit iota. Que s'est-il passé ? Nous l'avons
tout simplement chargée, enrichie en liens, rendue
"ligaro-active " (du latin ligare, lier),
en quelque sorte. Elle signifiait une figure de style,
elle signifie désormais : tu te dois de quitter
ton père, ta mère; tu te dois de couper
tes attaches antérieures avec les tiens si tu
veux te lier à mon groupe.
Les actes de langage ont, nous le constatons, en plus
de leur pouvoir de signifier, le pouvoir de lier et
de délier, d'unir et de désunir les hommes,
dans le même temps qu'ils sont eux-mêmes
le produit de l'union des phèmes et des phonèmes.
Par conséquent, négliger la dimension
"ligaro-active" d'un signifiant ou d'un signifié,
serait, selon nous, tout tussi factice (sinon dangereux)
que d'étudier un atome d'uranium sans tenir compte
de sa radioactivité
L'écrivain
Salman Rushdie est aujourd'hui un homme traqué,
il se terre, sa vie est en danger, et ce, parce qu'il
a osé jouer avec des versets hautement "ligaro-actifs".
L'élaboration
d'une "sémiotique de l'action",
comnie l'appelle de ses voeux E. Landowski, passe donc
nécessairement par une sémiotique du lien 5.
Car, selon nous, l'agir, le faire faire, ne peut rien
sans le lien.
Quand je déclare "La séance est ouverte",
la séance ne pourra effectivement
s'ouvrir que si, d'une part, les membres de la salle
sont liés entre eux en ce sens qu'ils n'attendent
plus que ce signal conventionnel
pour l'estimer ouverte (un simple coup de marteau ou
de sifflet peut tout aussi bien faire l'affaire si telle
est la convention) et que si, d'autre part, je peux
symboliser, en tant que président de cette séance,
la "cohésion" des membres de la salle.
Quand je déclare "La séance est ouverte",
je déclare aussi, par là même, ma
soumission à la société qui a institué
cette convention, dans le même temps que j'invite
l'assemblée à s'y soumettre. C'est parce
que "La séance est ouverte" est, en
soi un lien qui confirme un lien, que la séance
s'ouvre effectivement. Tenir compte de l'agir sans tenir
compte du lien est par conséquent un non-sens.
Une sémiotique
du lien, comme nous allons le voir, subsumerait non
seulement la pragmatique - qui, en raison de sa grille
d'analyse, ne peut que se contenter de la substance
verbale - mais pourrait l'éclairer encore, et
l'ordonner surtout.
Dieu, totems,
sacrifices, fêtes, rites, prières, jeûnes,
enterrements, la Bible, le Coran, prophètes, temples,
objets sacrés, drapeaux,homélies,
hymnes, calendriers, meetings politiques, une formule
mathématiques, un paradigme comme "La 'terre
'tourne autour du soleil", "L'hom'me descend
du singe", l'argot, un ordre, une promesse, un conseil,
une affirmation, un sourire, un silence... ont ceci en
commun
selon nous, et ce malgré la substance qui les différeiicie
: le pouvoir de créer, d'abolir ou de
perpétuer un lien.
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