Nouveaux Actes Sémiotiques
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albert assaraf
Quand dire, c'est lier : pour une théorie des ligarèmes
 
"La découverte commence avec la conscience d'une anomalie", écrit Kuhn 3. L'anomalie, ici, comme nous l'avons montré, est dans l'énorme difficulté qu'Austin et Searle trouvent à rendre compte de façon systématique du pouvoir déstabilisateur d'une phrase comme la nôtre.

Je dis "Jésus n'était qu'un homme" et voilà aussitôt le feu qui s'abat sur moi, pourquoi ? J'ai exercé sur mon auditeur religieux des forces illocutionnaires indirectes comme l'ordre, l'exhortation; j'aurai commis ce qu'Austin appelle un exercitif, ou ce que Searle appelle un directif.

Or nous décelons ici deux lacunes. Primo, cette réponse n'éclaire en rien ce qui pousse ainsi mon auditeur à considérer mon affirmation comme un exercitif (ou un directif); elle constate seulement qu'il en est ainsi. Secundo, cette réponse implique que l'irritation de notre auditeur provient de l'exercitif en soi, dans le "[Je t'ordonne de me croire quand je te dis que] Jésus n'était qu'un homme". Mais tel n'est manifestement pas le cas. Sinon ce serait admettre qu'une phrase comme: "Je t'ordonne de me croire quand je te dis que le pain est sur la table" est tout aussi subjugante que la nôtre.

Et c'est vraisemblablement pour surmonter des difficultés de cette nature, que Ducrot, je pense, sera amené à redéfinir l'acte illocutoire avant tout comme "une activité destinée à transformer la réalité", comme s'agissant "d'une transformation juridique, d'une création de droits et d'obligations pour les interlocuteurs" 4.

De la sorte, toujours selon Ducrot, l'essentiel d'une promesse, c'est de charger l'énonciataire d'une contrainte qui n'existait pas avant son acte d'énonciation; d'une interrogation, c'est de créer une situation où l'énonciataire se sent obligé de répondre; d'un ordre, c'est de donner naissance à un monde où l'énonciataire se doit d'obéir... En définitive, dire, selon Ducrot (et nous ne pensons pas trahir le fond de sa pensée par cette formule), c'est créer, ex nihilo, pour soi et pour les autres, des connexions qui n'existaient pas avant l'acte d'énonciation; dire, c'est plus que faire, c'est faire croire pour lier.

Et notre cas ad hoc laisse clairement transparaître ce phénomène, ce pouvoir qu'ont les mots de ligaturer les êtres. Ainsi, par l'entremise de "Jésus n'était qu'un homme", je fais plus que "faire croire" à mon auditeur que Jésus n'était qu'un homme; je lui fais "faire ne plus croire" que Jésus était le fils de Dieu. En d'autres termes, la force de ma phrase ne réside pas dans l'ordre en soi, dans l'exercitif, mais dans sa capacité à "délier" l'auditeur de sa croyance pour le "lier" à une autre croyance qui est la mienne.

L'esprit de notre auditeur va se débattre dans tous les sens, non à cause de mon non-respect d'un principe conversationnel de Grice, mais bien parce que ma phrase n agit pas moins qu'un détonateur qui a pouvoir d'abolir un des liens essentiels le liant à son groupe; de provoquer une formidable réaction en chaine - si Jésus n'est pas le fils de Dieu, alors Marie n'était pas vierge, alors plus de Parousie, alors l'Eglise n'a plus de raison d'être... une explosion nucléaire, en quelque sorte.

Dans "Le soleil n'était qu'un glacier", en revanche, il ne se passe rien, parce que je ne "délie" personne, je fais tout au plus de la chimie avec mes mots, sans tirailler le niveau relationnel, le "noyau" de la sphère intime de mon auditeur.

Supposons, à présent, que j'appartienne à la secte des "Ice-Sun". Et que celle-ci, comme son nom l'indique, ait pour doctrine qu'à l'origine régnait un froid glacial sur le soleil, avant que Dieu, dans sa miséricôrde infinie, ne se décide à rendre l'astre incandescent pour que germe la vie sur terre. Réagira-t-il de même, notre auditeur, si j'avais énoncé "Le soleil n'était qu'un glacier", dans le but de le convertir à la communauté des "Ice-Sun" ?

Évidemment non. Et pourtant ma phrase est restée inchangée. Je n'y ai pas bougé le moindre petit iota. Que s'est-il passé ? Nous l'avons tout simplement chargée, enrichie en liens, rendue "ligaro-active " (du latin ligare, lier), en quelque sorte. Elle signifiait une figure de style, elle signifie désormais : tu te dois de quitter ton père, ta mère; tu te dois de couper tes attaches antérieures avec les tiens si tu veux te lier à mon groupe.
Les actes de langage ont, nous le constatons, en plus de leur pouvoir de signifier, le pouvoir de lier et de délier, d'unir et de désunir les hommes, dans le même temps qu'ils sont eux-mêmes le produit de l'union des phèmes et des phonèmes. Par conséquent, négliger la dimension "ligaro-active" d'un signifiant ou d'un signifié, serait, selon nous, tout tussi factice (sinon dangereux) que d'étudier un atome d'uranium sans tenir compte de sa radioactivité

L'écrivain Salman Rushdie est aujourd'hui un homme traqué, il se terre, sa vie est en danger, et ce, parce qu'il a osé jouer avec des versets hautement "ligaro-actifs".

L'élaboration d'une "sémiotique de l'action", comnie l'appelle de ses voeux E. Landowski, passe donc nécessairement par une sémiotique du lien 5. Car, selon nous, l'agir, le faire faire, ne peut rien sans le lien.

Quand je déclare "La séance est ouverte", la séance ne pourra effec
tivement s'ouvrir que si, d'une part, les membres de la salle sont liés entre eux en ce sens qu'ils n'attendent plus que ce signal conventionnel pour l'estimer ouverte (un simple coup de marteau ou de sifflet peut tout aussi bien faire l'affaire si telle est la convention) et que si, d'autre part, je peux symboliser, en tant que président de cette séance, la "cohésion" des membres de la salle. Quand je déclare "La séance est ouverte", je déclare aussi, par là même, ma soumission à la société qui a institué cette convention, dans le même temps que j'invite l'assemblée à s'y soumettre. C'est parce que "La séance est ouverte" est, en soi un lien qui confirme un lien, que la séance s'ouvre effectivement. Tenir compte de l'agir sans tenir compte du lien est par conséquent un non-sens.

Une sémiotique du lien, comme nous allons le voir, subsumerait non seulement la pragmatique - qui, en raison de sa grille d'analyse, ne peut que se contenter de la substance verbale - mais pourrait l'éclairer encore, et l'ordonner surtout.

Dieu, totems, sacrifices, fêtes, rites, prières, jeûnes, enterrements, la Bible, le Coran, prophètes, temples, objets sacrés, drapeaux,homélies, hymnes, calendriers, meetings politiques, une formule mathématiques, un paradigme comme "La 'terre 'tourne autour du soleil", "L'hom'me descend du singe", l'argot, un ordre, une promesse, un conseil, une affirmation, un sourire, un silence... ont ceci en commun selon nous, et ce malgré la substance qui les différeiicie : le pouvoir de créer, d'abolir ou de perpétuer un lien.
 

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Université de Limoges
 
3 T.-S. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 1983, p. 83.

 

4 O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Paris, Hermann, 1985, pp. 285-287.

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
5 E. Landowski, La société réfléchie, Essais de socio-sémiotique, Paris, Seuil, 1989 (chapitre VIII, "Pragmatique et Sémiotique").